7 juillet 2021 à 09h52
Reportage — La balade du naturaliste
Chélonien aux aguets, la cistude d’Europe barbote depuis longtemps dans les mares et cours d’eau de France. Mais l’urbanisation et l’agriculture qui détruisent prairies et zones humides ont rogné son habitat, suscitant des inquiétudes sur les possibilités de reproduction de cette jolie tortue tachetée de jaune.
Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné. Manciet (Gers), reportage Silencieux, courbé en deux, Jean-Michel se faufile discrètement entre les joncs. De loin, Simon lui fait de grands gestes pour le guider. D’une main experte, il plonge son épuisette dans le bassin… et en ressort une tortue. Points jaunes sur tout le corps, carapace presque noire : c’est bien une cistude d’Europe. « Il faut être très discret, car la tortue entend et voit très bien. Au moindre bruit, elle disparaît dans l’eau. » Jean-Michel Catil est naturaliste chez Nature en Occitanie. Chaque semaine, il sillonne les routes du Gers à la recherche de la cistude d’Europe. En ce lendemain d’orage, les prairies sont gonflées d’eau. Il n’est que neuf heures, le ciel est couvert mais il fait déjà chaud. Alors qu’autour de nous les champs de maïs coupent le paysage, nous nous arrêtons dans une prairie où centaurées, potentilles, trèfles, pissenlits et graminées poussent en désordre. Les grillons des marais stridulent. « C’est un beau terrain de jeu pour les animaux. Regardez ! Cette sauterelle, par exemple, n’existe que dans les Landes. Elle est bruyante, mais difficile à repérer. » De l’herbe jusqu’aux genoux, bottes aux pieds et filet à papillons en main, Jean-Michel se démène pour attraper des insectes. Ici, une libellule cordulégastre annelé. Là, une piéride du chou. Plus loin, sa cousine, la piéride du navet. « Amenez un naturaliste dans une prairie, il peut passer des heures à sauter pour observer les papillons », s’amuse Simon Rizzetto, ingénieur forestier spécialiste des zones humides, qui a rejoint l’association quelques semaines auparavant. Il faut être discret pour surprendre cette tortue aux sens aiguisés. © Maxime Reynié/ReporterreIl y a seulement un an, cette prairie n’existait pas. C’était un champ de maïs. Yann Ducournau, le propriétaire a décidé de ressemer pour redévelopper la biodiversité et créer une zone de ponte pour les tortues. En dessous de la prairie, un cours d’eau, lieu de passage des loutres. Et en face, un champ, totalement labouré. « Là, il n’y a plus rien. C’est un billard pour la biodiversité », s’émeut Jean-Michel. Nous progressons encore un peu, traversons un fossé boueux. C’est à proximité de la prairie, sur la station d’épuration de la commune de Manciet, que se trouve la population de cistudes. « Nous allons bientôt proposer au propriétaire de creuser une ou deux mares dans la prairie, pour proposer aux tortues un habitat plus naturel. »
Jumelles en mains, Jean-Michel et Simon scrutent la surface de l’eau. Tout le monde se tait. On plante la longue vue. Là ! Non ce n’est qu’un reflet sur un rocher. L’exploration continue quand soudain : « Ici… à droite du bouquet de joncs », chuchote Jean-Michel. Difficile pour un non-initié de repérer cette petite tête qui dépasse de l’eau. De prime abord, on pourrait la confondre avec un bout de bois. Mais les deux petits yeux semblent nous fixer de loin. Simon Rizzetto repère les cistudes avec ses jumelles. © Maxime Reynié/Reporterre« Ces observations de terrain nous permettent de voir si ce sont uniquement quelques individus isolés, ou s’il y a une véritable population de cistudes. On cherche aussi à savoir si la population est viable », explique Jean-Michel. À Manciet par exemple, les naturalistes ont déjà marqué quatre individus, mais ils n’ont encore pu observer aucun jeune. Depuis une cinquantaine d’années, Nature en Occitanie travaille à la préservation de la cistude d’Europe à l’échelle régionale. Cette espèce bénéficie en effet d’un plan national de conservation. « Il y a quelques décennies, la cistude était présente sur les deux tiers du territoire. Aujourd’hui, on ne la trouve plus que dans quelques bassins isolés, dont le Gers. » On observe ainsi le reptile dans le Centre (Brenne), en Rhône-Alpes, sur le littoral charentais, en région Aquitaine, Poitou-Charentes et sur les littoraux méditerranéen et corse. « Peu de gens imaginent que les tortues sont des animaux sauvages. » Cause de cette raréfaction, le rapport particulier des humains avec les tortues : « Peu de gens imaginent que les tortues sont des animaux sauvages. Quand on en voit une au bord de la route, le premier réflexe, c’est de la ramasser, l’amener chez soi, lui donner de la salade et l’appeler Caroline. »Jusqu’au XIXᵉ siècle, les tortues et notamment leurs œufs étaient appréciés en cuisine. Et plus récemment, la disparition des zones humides et des prairies a supprimé les zones de ponte, empêchant les populations de se régénérer. Entre 1960 et 1990, la France a en effet perdu 50 % de ses zones humides. Chaque année, environ 10 000 hectares de cet écosystème continuent de disparaître. Urbanisation, agriculture (notamment culture de maïs dans le Sud-Ouest) et fractionnement des milieux sont autant de raisons qui expliquent que la cistude soit aujourd’hui placée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) comme une espèce « quasi menacée » de disparition. « Quand elles ne disparaissent pas, les zones de ponte et les mares sont séparées par des grandes infrastructures comme des routes ou des voies ferrées, explique Simon. Les milieux existent toujours mais ils ne sont plus fonctionnels. » Entre les mains des humains, cette cistude préfère rentrer la tête. © Maxime Reynié/ReporterreUn, deux, trois, quatre… Une quinzaine de têtes sortent de l’eau. Dans le deuxième bassin, quatre tortues remontent lentement sur les bords. Le soleil chauffe, c’est l’heure de se dorer la pilule. Dans son épuisette, Jean-Michel a réussi à attraper une cistude. L’animal rentre la tête. « C’est une belle femelle. » Le plastron, « son empreinte digitale », est plat, sa queue est assez fine (au contraire, chez les mâles le plastron est concave pour permettre la reproduction). Ses yeux sont clairs, presque dorés. Sur sa tête et ses pattes, de multiples taches jaunes. Simon et Jean-Michel sortent une caisse à outil. Dedans, quelques fiches, une balance, une lime et une clé à mesure. « On va lui faire une fiche d’identité », explique le naturaliste. Ses stries de croissances ne sont quasiment plus visibles, signe que l’individu est assez âgé : elle a au moins une quinzaine d’années. La balance affiche 930 grammes. « C’est la bête la plus grosse que j’ai jamais vue. C’est un record gersois », s’exclame Jean-Michel. « Elles sont bien nourries dans la station d’épuration », rit Simon. En moyenne, les cistudes pèsent entre 500 et 600 grammes. Après l’examen, c’est l’heure de la photo d’identité. Jean-Michel manipule avec précaution la carapace pour photographier le plastron. « Il faut toujours éviter de mettre une tortue sur le dos, car son poids risque d’écraser ses poumons. » Jean-Michel Catil mesure délicatement le reptile. © Maxime Reynié/ReporterreDernière étape, et pas des moindres pour les deux naturalistes, « la séance de manucure » — le marquage —, qui permettra de suivre l’évolution de la population. Une écaille de la carapace est limée pour pouvoir reconnaître la cistude et la différencier de ses congénères. « Ça vibre, elle doit se demander ce qu’il se passe, mais c’est indolore. C’est une méthode de marquage non invasive et durable. » Avec ses longues griffes, l’animal commence à s’éloigner en labourant les herbes. Il est l’heure de la replacer dans le bassin, et en quelques secondes, elle a disparu. Nous continuons pendant quelques minutes à observer les fossés à la recherche de jeunes cistudes. Sans succès, il faudra revenir une autre fois. Le deuxième site, au bord de l’Adour, à une trentaine de kilomètres de Manciet, se prête moins à la cartographie des populations de cistudes, mais c’est un paradis pour l’observation. Sous les arbres, tout est calme. L’eau du fleuve s’écoule paresseusement. Un ragondin se laisse flotter, le museau en l’air. Et partout, où que l’on pose le regard, on voit des cistudes et des tortues de Floride, reconnaissables grâce à leurs tempes rouges. Ici, les deux animaux sont souvent en concurrence pour les places ensoleillées. « C’est une sorte dehot spot pour les cistudes du Gers. Et ici aussi, l’enjeu est de recréer et entretenir les zones de ponte. » On resterait bien plus longtemps dans cette quiétude. Mais il est déjà l’heure de rentrer.
C’est maintenant que tout se joue… La communauté scientifique ne cesse d’alerter sur le désastre environnemental qui s’accélère et s’aggrave, la population est de plus en plus préoccupée, et pourtant, le sujet reste secondaire dans le paysage médiatique. Ce bouleversement étant le problème fondamental de ce siècle, nous estimons qu’il doit occuper une place centrale et quotidienne dans le traitement de l’actualité. Reporterre est un exemple rare dans le paysage médiatique : totalement indépendant, à but non lucratif, en accès libre, et sans publicité. Le journal emploie une équipe de journalistes professionnels, qui produisent chaque jour des articles, enquêtes et reportages sur les enjeux environnementaux et sociaux. Nous faisons cela car nous pensons que la publication d’informations fiables, transparentes et accessibles à tous sur ces questions est une partie de la solution. Vous comprenez donc pourquoi nous sollicitons votre soutien. Des dizaines de milliers de personnes viennent chaque jour s’informer sur Reporterre, et de plus en plus de lecteurs comme vous soutiennent le journal. Les dons de nos lecteurs représentent plus de 97% de nos ressources. Si toutes les personnes qui lisent et apprécient nos articles contribuent financièrement, le journal sera renforcé.
Même pour 1 €, vous pouvez soutenir Reporterre — et cela ne prend qu’une minute. Merci. Soutenir Reporterre
Comments